9

Un soir, dans Laragne où elle faisait ses courses, Aimée vit Séraphin devant elle. Elle ouvrit la bouche sur un cri muet et porta la main à son cœur.

— N’ayez pas peur, dit-il, c’est pour la petite.

Elle protesta.

— Mais je n’ai pas peur !

— Voilà, répéta Séraphin, c’est pour la petite. Je l’ai rencontrée qui revenait de l’eau. Elle boitait. Elle m’a expliqué.

— Je l’ai soignée ! dit Aimée.

— Je sais, elle me l’a dit, mais… Je ne sais pas si ça suffira.

Il sortit de sa contre-poche un petit sac de papier et le tendit à Aimée.

— Prenez ça ! dit-il. Je viens de l’acheter chez le pharmacien. Vous savez nous, dans notre métier, des choses comme ça, ça arrive tout le temps. Alors là, on a toujours un tube avec nous.

— Qu’est-ce que c’est ? dit Aimée.

— De la pénicilline. Vous verrez, c’est radical.

— Merci, dit Aimée. J’essayerai. Qu’est-ce que je vous dois ?

Séraphin haussa les épaules et détourna son regard.

— Qu’est-ce que vous voulez me devoir, vous ? dit-il. C’est pour la petite. Je voudrais pas…

— Oui, c’est vrai, vous lui avez déjà sauvé la vie une fois.

— Justement ! Ça servirait à rien si…

— Merci ! redit Aimée.

Elle cherchait en vain à rencontrer le regard de l’homme. Il s’efforçait de le lui cacher. Elle murmura car rien d’autre ne lui venait à l’esprit :

— Le bon Dieu vous le rende !

Séraphin eut un petit sourire.

— Oh, dit-il, il y a longtemps que c’est fait.

Il se détourna d’elle. Il s’en alla. Elle avait sorti du sachet le tube qu’elle examinait en silence.

Elle considérait le dos de l’homme qui s’éloignait. « Il ne se retournera donc jamais ? » se dit-elle. C’était le soir. On ne distinguait déjà plus bien les êtres dans la pénombre.

 

Ça y est ! C’est octobre. Avec la valise qui contient tout son avoir, Laure abandonne Marat à l’automne. Le seul luxe du pays s’exprime devant elle sans retenue : les nerpruns, les sumacs, les peupliers, les hêtres, tout ça paré de couleurs disposées avec un art infini par des mains sans matière. Les poiriers de Marat lui disent un adieu pathétique. Au printemps, ils étaient des jets d’eau, maintenant des feux d’artifice où le soleil met l’incendie.

Laure vient de monter dans la vieille Peugeot qui fait le ramassage des élèves. Ils sont quatre d’Eourres à descendre à Buis-les-Baronnies poursuivre leurs études, trois garçons et une fille. Pour résister à l’absence soudaine de la famille, les trois mâles se donnent courage en se racontant des horreurs. Assise à côté du chauffeur qui fume un affreux niňas, Laure fait l’inventaire mental de ce qu’elle emporte dans sa valise : deux chandails, une jupe, un collant contre le froid, une robe fabriquée par Marlène, quelques culottes et un soutien-gorge, une seule paire de chaussures, celle qu’elle a aux pieds, c’est ce qui a été le plus coûteux du trousseau, et aussi une douzaine de ces serviettes périodiques qui sont la servitude des filles contraintes si précocement tous les mois à l’appel de la nature. Laure a onze ans, elle entre en sixième. Grâce à sa bourse d’études, tous les livres, cahiers et matériel vont lui être fournis. Heureusement car elle n’a que deux billets dans son porte-monnaie. Loin de Marat, l’angoisse de ce peu d’argent possédé l’intimide vis-à-vis des autres et même du chauffeur qui pue l’ennui. Comment peut-on s’ennuyer ? Laure regarde de tous ses yeux, bien que d’Eourres à Buis il n’y ait rien à attendre de nouveau du paysage. Il semble que quelqu’un s’est ingénié dans ces montagnes à y pratiquer des nœuds inextricables, à y rendre l’existence des hommes à peu près impossible, mais Laure a le pouvoir d’être captivée par toute espèce de beauté et celle qui paraissait rejeter l’homme n’était pas la moins passionnante à ses yeux.

Depuis qu’Aimée l’avait traitée avec cette pommade dont elle ne lui avait pas dit qui la lui avait procurée, son tibia allait nettement mieux. La curiosité la tenait en éveil pour sa nouvelle vie. Elle guettait à travers la vitre l’apparition de cette ville cent fois imaginée.

Les montagnes avalèrent le soleil bien avant qu’il ne fît nuit. Ce fut sous un clair-obscur déjà troué par les réverbères que Buis apparut soudain. C’était un bourg qui n’était pas visible de loin.

Les quatre rescapés d’Eourres firent leur entrée au collège par nuit noire le deux octobre. Les lieux publics vers mille neuf cent soixante n’étaient pas encore éclairés a giorno comme aujourd’hui. Les ruelles étaient borgnes. Une atmosphère protestante régnait sur cette ville endormie où l’on n’entendait aucun bruit. Les arcades de la place firent beaucoup d’effet sur Laure. Elles étaient surbaissées, massives, écrasées par l’obscurité qui les comblait. Il n’y avait qu’un magasin au fond de ces voûtes qui luisait faiblement. Laure eut le temps d’en apercevoir la vitrine et de pouvoir juger que c’était une librairie, mais il y avait plus de crayons, de cahiers, de plumiers divers que de livres exposés.

Laure leva les yeux vers les étages. De hautes fenêtres n’étaient pas occultées, on ne devait jamais fermer leurs volets. Des familles vivaient là dont on voyait parfois, furtives, les silhouettes, qui zébraient soudain la lumière, parfois s’immobilisaient. Laure en aperçut une qui levait un index péremptoire comme celui de l’institutrice d’Eourres.

La place et l’église étaient encloses dans un fouillis de ruelles qui partaient en baïonnette depuis le parvis. Une fontaine adossée au mur de l’église était muette à jamais. On eût dit que cette ville s’était resserrée sur elle-même pour faire front au malheur, autrefois. On sentait toute une histoire, du moins Laure le sentit, derrière cette pénombre. Le jour devait la chasser joyeusement mais dès la nuit close elle reprenait possession des lieux, et c’était une histoire triste.

Le collège illuminé dressa sa masse moderne devant un quinconce de platanes qui perdaient leurs feuilles en silence car il n’y avait pas de vent.

Soudain, inexplicablement, au moment de franchir la grille, Laure eut le cœur serré en pensant à Marat. Ce n’était pas de l’avoir quitté et de rentrer dans le mystère d’un autre monde qui l’angoissait, c’était de les avoir tous laissés là-haut, sans directives. Les murs de la ferme qui sentaient le suint de toute éternité et la lumière chiche de la lampe à suspension lui revinrent à l’esprit avec toute la famille courbée dessous, en train de manger la soupe en mâchant bien comme l’avait préconisé le grand-père tout au long de sa vie. Elle se demandait comment son père allait se débrouiller tout seul sans son aide. Elle se souvenait de ce que disait le grand-père autrefois : « Moi et toi, on est les deux seuls hommes de la maison. » Elle pensait au troupeau. Elle pensait à Aimée. Jusqu’ici, tant qu’elle était dans la voiture, elle n’avait pas eu l’impression d’avoir quitté Marat. Ce fut seulement devant la grille du collège et lorsqu’elle entendit six heures sonner à un clocher inconnu que la sensation d’être seule au monde la submergea d’un coup. Elle regarda ses deux compagnons chargés chacun de grosses valises et qui ne paraissaient pas plus rassurés qu’elle-même.

Trois personnages attendaient sitôt la grille franchie. Deux d’entre eux étaient beaux : c’étaient un homme et une femme. La femme mit tout de suite sa main sur l’épaule de Laure qui ployait un peu sous le poids de sa valise et elle l’accompagna le long des corridors, de l’escalier jusqu’au dortoir, jusqu’au lit qui allait être le sien désormais. Elle lui parlait doucement sans cesser de sourire. Elle disait à Laure qu’ici elle ne serait pas malheureuse. Elle lui fit connaître les lavabos, les douches, les toilettes, toutes ces choses qui sont immédiatement nécessaires aux naufragés que sont les enfants projetés hors de la famille, de leurs aises, de leurs habitudes. Elles redescendirent ensemble vers une salle commune où il y avait des tables et des chaises et même un piano. Laure n’avait jamais vu de piano sauf en image. Elle y jeta un regard distrait car, contre le mur de cette salle égayée d’affiches aux couleurs vives, elle venait de découvrir un meuble à rayons plein de livres et il n’était pas comme celui de l’école d’Eourres défendu par deux portes à vitres fermées à clé. Ils étaient à portée de la main et il y en avait peut-être plusieurs centaines. Elle eut soudain conscience qu’elle allait vivre dans la familière présence de ces livres, qu’il n’y aurait plus trois kilomètres cinq cents entre elle et eux, comme à Eourres. Laure ouvrit la bouche pour la première fois.

— On peut les prendre ? dit-elle.

Elle désignait les livres du doigt.

— Oui, dit la dame souriante, mais pas les emporter. Tu pourras lire ici tant que tu voudras !

— Tant que je voudrai ! répéta Laure charmée.

Cette muraille de livres qui l’attendait lui faisait oublier Marat et Eourres. Ce monde nouveau qu’elle avait appréhendé se révélait avenant et plein d’espoir.

 

Dès que Laure arriva en classe le lendemain et qu’on lui assigna sa place, elle comprit qu’ici personne n’était venu pour passer le temps ni se résigner à tuer les heures ou à les subir à cause de la scolarité obligatoire. Tous ceux qui étaient là, Laure n’avait pas besoin de consulter la carte pour savoir qu’ils venaient de pays pleins de misère comme le sien. Dès que les élèves en blouse bleue se levèrent pour décliner leur nom et leurs origines devant les professeurs qui changeaient d’heure en heure, toute la géographie de la pauvreté se mit debout avec eux : Meyssonnier de Chauvac, Pourpre de Monguers, Crémat de Vercoiran, Philippe de La Penne-sur-Ouvèze, Testanière Odette et Alain, deux jumeaux de Pierrelongue, et les Colomb et les Michel et les Chaufran, tous de Plaisians, et les quatre Romans, homonymes, tous d’Eygaliers. Il y en avait trente-cinq ainsi fils et filles de tonneliers, paysans, bistrots, apiculteurs, braconniers, ouvriers agricoles, quelques enfants de facteurs, de cantonniers, d’employés municipaux. On avait déjà vu leurs noms sur les monuments aux morts des deux guerres. Ils étaient le tissu conjonctif de la nation ; quand ils auraient disparu, il n’y aurait plus de pays. La blouse bleue dont ils étaient affublés éteignait les particularités de chacun. Ces enfants à peine âgés de onze ans étaient habitués à faire petit, c’est-à-dire à user de tout : nourriture, vêtements, eau et savon, plaisirs et langage, avec parcimonie. Pour ce que rire est le propre de l’homme, il était d’autant plus rare chez chacun de ces écoliers. Les quelques-uns qui étaient aisés paraissaient encore plus pauvres que les autres de crainte qu’on s’aperçoive de leur richesse.

En récréation, ils jouaient aux billes ou à rabi comme l’avaient fait leurs parents, mais en classe ils buvaient littéralement la parole des enseignants.

Tout de suite Laure entra en compétition avec un élève qui était de l’autre côté de la travée et faisait une demi-tête de plus qu’elle en hauteur. Il venait de Mévouillon. Rouquin jusqu’aux sourcils. Il portait un nom invraisemblable : Népomucène Chantefleur. Un péché qu’un nom pareil sur un tel escogriffe. Il poussait tellement vite que de mois en mois les manches de ses blouses rétrécissaient à vue d’œil et dénudaient les poils roux de ses avant-bras presque jusqu’aux coudes. Il était imperturbable, muet et minutieux. À l’aide d’un canif de boy-scout que Laure lui enviait parce qu’il portait une croix rouge au-dessus de la lame, il appointait ses crayons comme si c’eût été des armes.

De l’autre côté de la travée, d’abord, il laissa tomber un regard indifférent sur cette fille aux tresses blondes qui dissimulait toujours un livre sur ses genoux au lieu d’écouter l’enseignant. Comment pouvait-elle ? Elle était d’Eourres, lui pensait à Mévouillon. Quand on est poussé au derrière par ce que représentent sur la terre des pays pareils, on n’a pas le loisir de s’intéresser à autre chose qu’au moyen de s’en sortir. On veut être le meilleur quand on pense à Mévouillon. Aussi le regard indifférent fit vite place au mépris.

La travée entre eux était étroite. Après chaque énoncé de problème et au moment de les résoudre, le Chantefleur se mettait sur le côté et tournait ostensiblement le dos à sa voisine en élargissant le coude pour lui masquer sa copie. Cette attitude insultante, il la conserva jusqu’au jour où, rendant les devoirs, après l’attente interminable des résultats médiocres, de six à quatorze, le prof, une femme, annonça :

— Chabassut Laure : 18/20 ; Chantefleur Népomucène : 19/20.

Ça tombait comme un verdict et c’était la même chose au tableau noir quand il s’agissait de mesurer la surface d’un parallélépipède ou d’une ellipse. De ce jour, après l’avoir d’abord toisée comme une chose sans importance, le rouquin regarda Laure d’un autre œil, mélange de considération et de condescendance polie. Il n’en parla pas davantage mais parfois, quand il était bien luné, il prêtait à Laure son canif pour tailler les crayons. Cependant Laure ne put jamais le dépasser. Il avait dix-neuf, elle avait dix-huit. Laure se consolait en se disant que c’était probablement l’écriture qui était en cause : elle écrivait à la diable et lui calligraphiait ses chiffres.

Le collège était un havre de paix. Tout y était paisiblement réglé et jamais Laure n’avait connu un tel ordre que ces heures fixes où il fallait manger, se laver, étudier et se coucher, mais surtout il y avait cette salle où trônait ce mur de livres. Les filles y jouaient à la belote le soir après l’étude, en attendant le repas.

Laure avait compris que personne ne lui disputerait la bibliothèque. L’état poussiéreux de la tranche des livres lui avait vite enseigné qu’à part elle, sur les cent vingt élèves tant filles que garçons, nul ici n’avait la curiosité d’ouvrir un volume. Sans doute jugeaient-ils tous que c’était bien assez d’avoir à lire les livres de classe. Elle avait vite compris aussi que l’interdiction d’emporter les ouvrages était symbolique. L’interdicteur utopique avait cru lorsqu’il avait établi ce règlement que les élèves allaient se jeter sur cette manne et la piller. Il n’avait pas prévu que Laure serait la seule reine de ce royaume sans sujet. Elle emportait les volumes partout. Elle en dissimulait tous les soirs un ou deux sous sa cape. Elle s’enfermait dans les cabinets pour lire après l’extinction des feux. Le matin, au point du jour, elle était la première à profiter de la clarté pour exercer son œil perçant à déchiffrer les lignes. La surveillante la laissait faire. Pour une fois qu’on en trouvait une qui lisait, ce n’était pas le moment de la décourager.

Laure prit bien les mesures du collège, son volume, sa sonorité, les creux qu’il recelait, la montée des deux escaliers, l’un qu’on empruntait chaque soir, l’autre de secours qu’on n’utilisait jamais. Ce dernier était éclairé comme tout le bâtiment et l’on pouvait utiliser les marches pour s’y isoler.

Dès le second jour, elle emporta après le repas le livre dont le titre lui avait sauté au visage lorsque, éperdue de curiosité, elle parcourait le dos des volumes qui comportait aussi le nom de l’auteur. Elle l’avait repéré dès la veille. Il avait bercé son sommeil par son mystère. Toute la nuit entrecoupée d’insomnie – le vent du nord faisait le loup en ronflant contre les volets du dortoir – Laure se demanda ce que c’était que ce Meaulnes dont elle ignorait tout. Était-ce une montagne ? Était-ce un fleuve ? Elle ouvrit le livre religieusement, avec une appréhension sacrée. Et elle lut :

« Il arriva chez nous un dimanche de novembre 1890. Je continue de dire “chez nous”, bien que la maison ne nous appartienne plus.

« Nous avons quitté le pays depuis bientôt quinze ans et nous n’y reviendrons certainement jamais. »

 

Ce fut le même soir que l’épouse du directeur du collège en achevant sa toilette de nuit dit à son mari plongé dans Le Monde :

— Tu sais ce que la surveillante a trouvé en inspectant le bon ordre du dortoir des filles ?

— Non, dit-il, alarmé.

— Églogues.

Il ne comprit pas tout de suite et referma son journal.

— Églogues… de Virgile ?

— Exactement. C’était sur la tablette d’une élève de sixième, une certaine Laure Chabassut.

— Qu’est-ce qu’elle pouvait faire de ça ?

— Eh, le lire, probablement !

— Une fillette de onze ans qui lit Virgile ! C’est invraisemblable !

— Sans doute, dit l’épouse et elle récita : « Le vrai peut quelquefois n’être pas vraisemblable. »

— Mais elle ne peut rien y comprendre !

— Sans doute, mais c’est peut-être un secret. Je me suis bien gardée d’interroger l’élève.

— En tant que son professeur de français, tu aurais dû !

— On ne pénètre pas dans le mystère d’un cœur, mon cher ! On risque d’y faire des dégâts ! Et puis arrête de lire ton Monde, tu m’agaces !

Elle envoya dinguer le journal et à la place, le surplombant, elle lui mit ses seins sous le nez. Ils étaient jeunes, épris l’un de l’autre. Ils firent l’amour dans la sonorité du vent qui égrenait les Églogues de Virgile.

Désormais Laure ne vit plus le collège qu’à travers l’école communale où Augustin Meaulnes bâtissait ses rêves. Le préau notamment, pourtant banal et sans poussière, elle le transforma aisément en un refuge vétuste où il faisait bon lire les jours de pluie.

Elle était heureuse. Elle ne connaissait pas naturellement ce que ce mot représentait mais par rapport à sa vie à Marat, la sécurité du collège l’apaisait, la berçait. Elle oubliait peu à peu les contraintes du travail de bergère. Son aventure du dernier été, le coup de faucille et la douleur qu’il avait provoquée, elle n’en prenait conscience qu’en tâtant machinalement sa terrible blessure au tibia laquelle s’était transformée en un creux profond qu’elle garderait toute sa vie.

Le trimestre se passa comme un enchantement. Elle lut : Le Grand Meaulnes, David Copperfield, La Case de l’oncle Tom, Typhon, Le Petit Chose, Le Mannequin d’osier, Salammbô, La Maison du chat qui pelote, Les Misérables, Don Quichotte, Vingt mille lieues sous les mers. Le monde autour de Laure prenait des dimensions colossales.

Le grand Népomucène, le fort en maths qui n’ouvrait jamais un livre, la regardait de travers. Il sentait confusément que sa voisine de travée lui était supérieure par quelque endroit mais il se refusait à croire que ce fût à cause de cette bagatelle : elle lisait. Pourtant le professeur de français, la femme du directeur, l’avait bien souligné en la désignant du doigt devant toute la classe : « Elle a une supériorité sur vous : elle lit ! »

Cependant ce n’était pas tout d’une vie de pensionnaire. Il y avait les jeudis et les dimanches ponctués de promenades interminables dans la morne campagne hivernale. Jusqu’à Pierrelongue, on faisait huit à dix kilomètres entre l’aller et le retour. Un hiver précoce sévissait. Les chaussures étaient mauvaises. Laure attrapait des ampoules. Elle n’osait, par coquetterie, mettre des chaussettes de laine. Elle avait froid aux pieds jusqu’à minuit dans son lit. La literie était moderne. Il n’y avait pas d’édredon comme à Marat.

Il y eut une épidémie d’oreillons en novembre. Chez l’un des garçons, la maladie dégénéra en mastoïdite. Avant qu’on l’évacue sur l’hôpital, on l’entendait depuis le dortoir des filles gémir lamentablement. La voisine de Laure attrapa la coqueluche. Elle faisait le coq toute la nuit.

Noël arriva. Il tombait en pleine semaine de sorte que les vacances dureraient douze jours. La voiture de ramassage accueillit Laure et les autres pensionnaires, et parmi eux le rouquin fort en maths.

— Je sais pas si on passera le col, dit le chauffeur.

Il avait des pelles à neige sur la toiture et des équipements autour des roues qui ressemblaient à des chaînes de puits. Les montagnes de la Drôme, sévères d’ordinaire, prenaient avec la neige toute leur valeur hostile. Les cinq collégiens étaient comme des oisillons dans un nid : cois et immobiles. Le chauffeur mâchait son mégot avec un air d’avoir mangé du verjus jusqu’à plus faim. Chaque tournant avalé le rendait un peu plus amer.

On arriva à Saint-Auban-sur-Ouvèze où le conducteur resserra les chaînes.

Le rouquin assura sa gibecière aux épaules et ouvrit le coffre pour prendre sa valise.

— Je descends ici, dit-il.

— Où tu vas ? demanda le chauffeur.

— A Mévouillon, répondit le garçon.

Ça voulait dire qu’il lui restait dix kilomètres à parcourir.

— Mon frère devait venir me chercher avec le tracteur, dit-il, mais avec le froid qu’il fait, je préfère marcher.

C’était une excuse de politesse. Tout le monde savait qu’à Mévouillon, il n’y avait pas un seul tracteur. Le rouquin s’en alla sur la route blanche où sa chevelure imitait une étrange fleur flamboyante. Il ne se retourna pas. Il ne prononça pas d’autres paroles. On ne se serrait pas la main à cette époque entre enfants des Baronnies. On ne se disait pas au revoir. On ne se souhaitait pas non plus bon Noël parce qu’on ne savait pas s’il serait bon. On s’en allait comme ça dans le jour torve qui allait durer une ou deux heures encore, sans lumière et sans joie.

On n’était plus que quatre, outre le chauffeur dont le visage maussade exprimait clairement l’appréhension devant ce col qui promettait le pire. Le vent balayait la neige en poudre pour l’entasser en congères sur le bas-côté. Personne ne dit plus un mot. On respirait à peine, on mesurait du regard l’épaisseur de neige qui recouvrait les talus débordant jusqu’au milieu de la chaussée. Chaque virage en épingle à cheveux était serré sur l’extrême gauche et à chacun on était soulagé quand il était franchi.

On alla ainsi l’espoir au cœur jusqu’à vingt mètres du sommet, et là on vit que ce n’était plus une route. Seulement l’arrondi de la montagne rendu à sa nature. Oh ce n’était pas très long mais, entre deux talus, une congère comblait le col jusqu’à effacer la chaussée.

Il n’y avait rien d’autre à faire que de tirer les pelles hors de leurs amarres. Le chauffeur qui faisait le trajet trois fois par semaine avait plus d’un tour dans son sac. Du coffre de la voiture il tira trois bidons d’essence et des journaux à profusion qu’il répandit. Il arrosa le papier avec l’essence et y mit le feu.

— Allez les gamins ! cria-t-il. Allez-y avec les pelles pendant qu’elle est encore molle ! On doit y arriver !

Il commença à pelleter avec ardeur. Les gamins s’y mirent aussi, électrisés par l’idée que s’ils n’arrivaient pas à trouer cette maudite congère, ils risquaient de ne pas rentrer chez eux pour Noël. Laure s’empara d’un outil à son tour. C’était une achade à biner les lavandes. Avec ça, elle fit des ravages dans la neige en tirant sur le manche comme on tire une charrue. Il fallut quand même une bonne heure en joignant leurs efforts pour pratiquer une trouée où la voiture pût passer.

Quand ce fut fait, la nuit menaçait dans les fonds des Baronnies. Les pionniers poussèrent la voiture de l’autre côté de la congère. Alors seulement ils regardèrent autour d’eux. À perte de vue s’étendait à la ronde un hiver sans couleur qui ne laissait pas d’espoir.

Un seul houx vert et rouge faisait fête au bord de la route. Les trois garçons auraient voulu en rapporter au moins une branche chez eux mais l’hiver mordait trop fort. Les canifs n’y firent rien. Ils glissaient sur le bois gelé. Le houx tenait à garder ses branches. Les piquants trouaient les mitaines et s’attaquaient aux doigts. Les drôles renoncèrent.

Laure avait l’impression que ses pieds allaient se détacher du corps. Ce n’était plus le froid, c’était une horrible sensation d’absence comme si ses jambes s’arrêtaient aux genoux. Elle s’avança néanmoins jusqu’au bord du talus. Elle voulait voir sa ferme par ce temps. Les montagnes étaient froissées comme si une main gigantesque les avait serrées dans sa poigne avant de les relâcher. « Ça a dû se passer comme ça, songea Laure, quand elles ont refroidi. » Son immense curiosité devant la nature ne faiblissait pas et elle ne cessait jamais d’être joyeuse.

— Tu vas geler ! cria le chauffeur.

Tous les quatre étaient déjà dans la voiture, recroquevillés, bossus à force de se musser sur eux-mêmes.

La descente fut aventureuse. Laure eut encore le temps de voir le champ de lavande nouveau qui avait maintenant deux ans. Les plantes faisaient une bosse sous la neige. Laure eut espoir. Elle imagina la lavande fleurie et elle, au milieu, avançant furieusement à coups de serpe. Elle se tâta la jambe. En dépit de la sensation de froid, la blessure ancienne était bien là, formant un creux en croissant de lune sur le tibia.

Quand la voiture s’arrêta à l’embranchement du chemin de Marat, Laure vit son père posté au croisement qui attendait. Il restait encore deux kilomètres à faire avant le havre. Laure embrassa son père. Une odeur d’alcool qu’elle ne reconnaissait pas encore flottait autour de sa barbe mal faite. Ils se mirent en marche sans mot dire vers la ferme, lui portant sa valise, et elle avec son cartable suivant péniblement dans la trace qu’il avait faite.

— Le verrat est mort ! dit Romain. On n’a même pas pu le saigner !

Ce furent les seules paroles qu’il prononça et Laure ne répondit même pas. Le froid était le seul compagnon de chacun dans la nuit qui s’avançait. Le père et la fille refermèrent la porte sur eux exténués.

Rien n’avait changé à Marat. La mère dit :

— Ah, vous êtes là ?

Elle embrassa Laure sans la serrer contre elle, de loin, distraitement. Le gros garçon alla s’abscondre dans la resserre pour ne pas s’attendrir mal à propos. Seule la cadette enlaça sa sœur, elle voulait respirer l’odeur d’ailleurs que celle-ci portait sur elle. Elle ne s’attarda pas. Elle était très occupée dans l’évier à faire quelque chose furtivement. Laure s’avança vers elle. Sa petite sœur était en train de finir ce que si souvent elle avait fait avant elle : jeter une partie de la bouteille de vin pour la remplacer par de l’eau. Laure lui retint la main. Il ne fallait pas trop en enlever sinon le père s’en apercevrait et irait chercher une autre bouteille.

— Tu sais, dit la mère, ça nous coûte cher ta pension !

Laure tombait des nues. Elle croyait que la bourse obtenue couvrait tous les frais, mais il y avait la pension à payer en partie.

— Mais non ! dit la mère. C’est noté sur la facture : il y a dix pour cent à notre charge. C’est lourd, très lourd ! répéta-t-elle. Et pour ce à quoi ça sert ?

— Oh, dit le père, ça servira peut-être un jour…

— Oh oui ! Toi tu es toujours optimiste ! Avec le besoin qu’elle fait ici ! Et ce qu’elle nous manque !

Laure ne dormit pas de la nuit, hantée par l’idée que ses parents allaient peut-être la retirer de l’école. Cette pensée s’accompagnait d’un nœud sur l’estomac comme si elle allait vomir. La nuit autour d’elle était pleine de rumeurs. C’était un redoux qui faisait fondre la neige comme il s’en produit parfois pour Noël quand le vent du sud s’en mêle.

Au matin, les gouttières coulaient à plein et tous les arbres se redressaient du côté du sud. En ouvrant ses volets, Laure vit des grives en vol qui traversaient le ciel comme des balles de fusil. La grive a un cri discret, à croire qu’elle sait qu’elle est comestible. Laure ne comprit pas tout de suite l’idée qui la traversait.

— Les lèques ! s’écria-t-elle.

Elle ne fit qu’un bond jusqu’à la remise. Elle se répétait à voix haute :

— Les lèques, les lèques !

Elle fouillait les tiroirs des deux établis. Dans le dernier, elle trouva ce qu’elle cherchait. Il était plein à ras bord de petites baguettes d’amelanchier artistement taillées. C’était avec ça qu’on fabriquait des lèques. La lèque est un piège gratuit. N’importe quel mort de faim peut en fabriquer dans nos pays à pierres plates. Il suffit de deux petites dalles, l’une horizontale, l’autre au-dessus en biais, à peine soutenue par trois bâtons d’amelanchier bien disposés en croix en équilibre instable. On éparpille sur la pierre horizontale trois ou quatre petits grains de genièvre dont deux rouges si possible pour attirer l’œil. Certains même agrémentent le piège avec un brin d’aiguille de genévrier. La grive affamée s’abat sur le piège, bouscule les bâtons et tombe assommée par la pierre plate en équilibre. C’est avec ça que le grand-père Chabassut tous les hivers assurait sa subsistance ; cent fois Laure l’avait accompagné dans la chasse à la lèque. Il lui avait appris le travail. Laure était devenue experte en lèques dès sa plus tendre enfance. Il fallait braver le froid car on est à genoux sur le roc comme pour une prière pendant des heures en des dizaines de stations. On a les doigts gourds, les genoux gelés, on tremble. Il faut maîtriser le tremblement car la lèque, c’est de la géométrie dans l’espace : si les trois baguettes sont trop solidement entées, la dalle résiste à la poussée de l’oiseau qui emportera l’appât sans être immobilisé. Il faut que l’équilibre soit absolument instable. C’est d’ailleurs pourquoi le grand-père amenait Laure à la chasse aux lèques. C’était parce que la main de la gamine ne tremblait jamais.

Laure disparut dès le matin avec sa besace en bandoulière remplie de bâtonnets. En une matinée sur les pentes à éboulis de pierres plates, elle réussit à disposer trente lèques dans les règles de l’art. Quand elle revint à l’heure des relèves, elle enfouit dans la gibecière quatorze grives et six chachas.

Elle ne fit qu’un bond jusque chez sa tante, l’institutrice.

— Tante ! Je sais que vous avez du monde demain. Vous ne voulez pas m’acheter des grives ?

— Fais voir !

La tante institutrice ne pardonnait toujours pas à Laure d’être plus en avance que sa propre fille. Elle fit la grimace devant la provende.

— Je t’en donne six francs pièce, dit-elle, mais pas plus pour les chachas !

— Ah non ! dit Laure. Elles valent huit francs pièce et les chachas douze !

— Voï ! Mais tu nous assassines ! Ça vaut pas la peine de faire partie de la famille !

Aimée assistait à la scène. Elle était venue aider à faire des ravioles pour le gros souper.

— Tu n’as pas vergogne ? dit-elle à sa belle-sœur. Tu sais ce que ça représente comme sacrifice de se lever à six heures du matin en hiver pour aller relever des lèques avant que le renard passe manger les grives et remonter les pièges après ? Tu as déjà monté des lèques, toi ? À la lueur d’une lampe électrique ! Et couché sur le côté dans la neige qui fond au risque d’attraper la crève ? Mon pauvre père, s’il était perclus de rhumatismes, c’était à force d’avoir remonté des lèques dans la neige et le froid.

Pendant tout ce discours, l’institutrice n’avait jamais cessé de secouer la tête.

– Quand même huit francs ! Dix francs !

— Tu n’en veux pas ?

Aimée avait raflé les quatorze grives et les six chachas.

— Tu n’en veux pas ? Laure, je te les prends toutes. Charles ira les vendre à Laragne ! Quand les amateurs sauront qu’elles viennent des bois de Marat, ils lui en donneront quinze francs, c’est le meilleur genièvre de toute la montagne !

Laure éblouie vit arriver sa tante le surlendemain avec quatorze billets bleus qu’elle lui glissa en catimini.

Quand, le trois janvier, la voiture du ramassage vint la chercher, elle étala devant Marlène médusée onze billets sur la table de la cuisine.

— Voilà ! dit-elle. C’est pour payer le trimestre de ma pension. Je garde le reste pour moi.

Le roi n’était pas son cousin.